Extrait 3, Chapitre VIII

Analyse de liliane Vasserot, Etude sur Thérèse Raquin, Ellipse 2007

 

 

Question

En quoi ce texte relève-t-il de l'esthétique naturaliste?

 

Mme Raquin, son fils Camille et sa belle-fille Thérèse se sont installés à Paris, passage du Pont-Neuf, dans un appartement situé au-dessus de la boutique que tient Mme Raquin, secondée par Thérèse. Camille, modeste employé à l'administration du Chemin de Fer d'Or­léans, ramène un soir chez lui un ancien ami d'enfance, Laurent, un grand gaillard qui fascine toute la famille (chapitre 5). Il ne tarde pas à prendre ses habitudes chez les Raquin, où il vient tous les jours; il séduit Thérèse et en fait sa maîtresse (chapitre 6). Sans forcer sa nature, il reste l'ami de Camille, se laisse gâter par Mme Raquin, et retrouve l'après-midi Thérèse dans la chambre conjugale, pour des étreintes passionnées.

Le romancier naturaliste se préoccupe essentiellement du réel et du quotidien, dans toute sa banalité; le romancier naturaliste doit s'effacer de l'œuvre, il ne doit pas juger ses personnages, mais les laisser agir (<< la beauté de l'œuvre est dans la vérité indiscutable du document humain »[1]) ; il doit surtout laisser l'action se dérouler, et la relater sans porter de jugement. Nous allons voir en quoi le texte à étudier correspond aux critères naturalistes.

Nous évoquerons tout d'abord la description du repas du soir, rituel qui réunit les Raquin et Laurent; nous envisagerons ensuite le double rôle que joue Thérèse, avant de montrer que ce passage apparemment objectif contient une dénonciation de la médiocrité de la petite-bourgeoisie.

 

1. L'évocation d'une scène quotidienne banale

 

Le repas du soir est présenté tout au long du roman comme un rite ; il réunit autour de la table familiale Mme Raquin, son fils Camille et Thérèse, puis Laurent, rapidement adopté par la vieille mercière qui le considère comme un second fils, et qui aime à bavarder avec lui, parce que le jeune homme lui rappelle son pays d'origine, Vernon.

L’imparfait omniprésent dans la description a une valeur de durée, pour insister sur la répétition banale de la scène, qui se limite à un espace étroit àla table éclairée par la clarté de la lampe située au-des­sus, l. 1-2 : « dans les clartés pâles de la lampe », l. 6 : « dans l'ombre transparente et attiédie », l. 7 : « on se serrait autour de la table ».

Le repas se déroule selon un rituel immuable: il se déroule à heu­res fixes à les horaires sont déterminés par le travail de Camille et de Laurent ; tout le monde y assiste (cf. le pronom « on », l. 7, suggérant la communion du groupe dans cette « généralisation» qui se limite en fait aux quatre protagonistes ; apparemment, le repas se déroule sans beaucoup de paroles, limitées au service vraisemblablement à cf. l. 12-13 : « échange de phrases dévouées/de gestes serviables ... » ; les conversations débutent après le dessert (l. 8-9) : les lignes 9-10 évoquent, par le procédé d'accumulation, le contenu de ces conversa­tions, sous la forme de trois groupes nominaux construits de manière identique : « des mille riens DE la journée/souvenirs DE la veille/espoirs DU lendemain »;il faut noter l'écart existant entre l'absence d'originalité, de pittoresque, et l'amplification suggérée par l'emploi du pluriel et de l'indéfini, par les termes vagues et vastes (souvenirs et espoirs) ; tout cela est résumé par l'expression « mille riens ».

La salle à manger est un lieu de convivialité, le repas un acte qui occupe la fin de la journée, dans une atmosphère de détente et de bonne humeur. Ce moment rituel de retrouvailles respecte les conve­nances, et se répète de manière banale, sans pittoresque. La phrase conclusive (l. 16-18) adopte une tournure impersonnelle à le pronom « on » renvoie ici à un spectateur potentiel du tableau, avec une forme verbale au conditionnel passé : le rythme berceur accentué par le jeu des assonances et des allitérations suggère un engourdissement paisi­ble, inévitable dans un cénacle de personnes âgées ou prématurément vieillies dans la routine d'actes quotidiens banals.

Or, à cette banalité s'oppose la vie amoureuse de Thérèse et Laurent, faite de violence, de passion déchaînée de la part de Thérèse, qui découvre les attraits de l'adultère, ne s'ennuie plus, et éprouve en outre du plaisir à tromper la confiance de son mari et de Mme Raquin.

 

2. La duplicité du personnage de Thérèse

 

Thérèse est obligée de jouer un rôle: sa liaison passionnée et brutale avec Laurent doit rester secrète: l'adultère la contraint à conserver, devant Camille, Mme Raquin et les habitués du jeudi, l'attitude dis­tante et impassible qui la caractérise depuis l'enfance. La découverte du plaisir a modifié sa personnalité; elle est obligée de se surveiller pour ne pas se trahir, mais prend plaisir, en même temps, à duper son entourage (On peut relever de nombreux termes appartenant au champ lexical de l'hypocrisie). Laurent, qui vit « en brute », n'a pas besoin de simuler; son absence de principes moraux et son appétit de jouissances uniquement matérielles (de l'argent, des femmes, de bons repas) l'empêchent de se poser des questions, et d'avoir des scrupules, ou des remords.

Thérèse a, par nature, un tempérament nerveux et hypocrite ; elle a hérité cela de ses origines africaines (son père, militaire, a participé à la colonisation de l'Afrique du Nord; sa mère est une « indigène »), et des circonstances de son éducation (cf. chapitre 2, p. 36-37). Elle sait tout cacher, et exister seulement avec une vie intérieure passionnée, tout en restant glacée et rigide. Zola développe ici ce qu'il a déjà évoqué au chapitre 2, au moment de l'adolescence de Thérèse, alors qu'il ne s'agissait que de sentiments, de pensées. L’épisode du chapi­tre 8 complète son portrait, en justifiant cette duplicité par la réelle double vie que mène Thérèse devenue femme, une fois mariée. Ne pas oublier que Zola a cherché à peindre des tempéraments, plutôt que des caractères, et expliquer les réactions de ces personnages en tenant compte du poids de leur hérédité.

Le 3e paragraphe regroupe en les opposant les termes suggérant la froideur, l'indifférence, et la passion brûlante; la multiplication des antithèses, des tournures oxymoriques crée une lourdeur répétitive qui suppose, de la part du personnage, le ressassement des moments vécus. Il faut distinguer les imparfaits se référant au moment du repas, et ceux qui renvoient aux actions de l'après-midi, moment où Laurent retrouve Thérèse dans la chambre à coucher conjugale, qui est juste à côté de la salle à manger. l. 19 et suivantes : « rigidité/volupté, passion brûlante; scène morte/scène brûlante; amant/inconnu, sorte d'imbécile, intrus; baisers ardents du jour/indifférence jouée du soir ». Thérèse ne peut que revivre en esprit les souvenirs des moments passés avec Laurent ; son tempérament nerveux la pousse à exacerber sa passion, et sa passion grandissante explose en vitalité qui lui donne en quelque sorte la fièvre l. 39-40 : « [donner] des ardeurs nouvelles au sang de la jeune femme ».

La duplicité de Thérèse correspond, dans la technique narrative, à la duplication d'une scène devenue, pour les amants, aussi banale que le repas du soir ; la scène des ébats amoureux - sujet scabreux au demeurant pour l'époque, est revécue par Thérèse en souvenir : elle s'oppose, par la violence et l'acuité des images érotiques, à la paisible et morne répétition des repas du soir. L’évocation des feux de la passion qui embrasent Thérèse, en contrepoint à la scène du repas, permet au lecteur d'en apprendre davantage sur le tempérament de la jeune femme, qui semble s'animer et réfléchir à la situation qu'elle vit ; impudique et immorale, Thérèse revendique le plaisir qu'elle prend, et le choix narratif du point de vue interne permet au romancier de rejeter toute accusation d'obscénité : d'un point de vue naturaliste, c'est le personnage - et non l'auteur (ou le narrateur) - qu'il faut incriminer.

 

 

3. La dénonciation de la médiocrité bourgeoise

 

La vie de la famille Raquin se caractérise par le respect des tra­ditions et l'ennui qui y est lié. Les Raquin respectent le travail, les valeurs morales, les traditions, l'ordre, la respectabilité. La bour­geoisie se soucie des apparences et des convenances (rite du repas, sourires affichés, bonne humeur de rigueur). Son bonheur consiste dans l'absence de soucis, de tracas, et dans la monotonie rassurante du quotidien.

Ses satisfactions relèvent de l'égoïsme; le bien-être matériel de chacun suffit à le contenter ; pas de préoccupation spirituelle, morale, intellectuelle qui prenne le pas sur le matériel (cf. cependant les préoc­cupations autodidactes de Camille qui veut lire des ouvrages sérieux pour se cultiver, et se force à étudier l'histoire, les sciences (chapitre 5) ; cette décision, certes louable, est toutefois vaine et inutile, puisque le lecteur connaît déjà la médiocrité et l'insignifiance du personnage dont l'intelligence est limitée). Noter l'ironie de la ligne 20 : en écho aux « orgies bourgeoises» du jeudi soir, nous avons ici les «joies bourgeoises », bientôt perverties en « affaissements souriants », dégradation inéluctable qui connote l'état d'« imbécillité heureuse» propre au bourgeois contemporain vilipendé par les artistes.

On se contente de banalités répétitives durant la conversation, toujours identique. C'est dans cet «affaissement» souriant que l'on peut trouver la dénonciation de la bêtise bourgeoise. Le bourgeois est peu curieux, frileux, naïf (les Raquin ne soupçonnent jamais la liaison entre Thérèse et Laurent).

 

Conclusion

Le passage est important, car il met en scène la banalité du quoti­dien, et peint en même temps, en contrepoint, la passion physique, opposant de manière symbolique l'univers tranquille et rassurant d'une vie petite-bourgeoise médiocre, et les ravages d'une passion qui va à l'encontre des convenances et dont l'exaspération aboutira au projet criminel de la mort de Camille.



[1] Zola, Les romanciers naturalistes (Gustave Flaubert), Œuvres complètes, t. XI, p. 98.