Commentaire réalisé par Léa Marie - Lycée Touchard 2009

La Peste, Albert Camus

"Tous attendaient. [...] le fond de la cour de l’école."


Nous allons étudier un texte tiré du roman La Peste d’Albert Camus. Cet auteur et philosophe du 20ème siècle est considéré comme l’un des principaux acteurs de la vie intellectuelle française d’après-guerre. Camus faisait partie d’un mouvement littéraire appelé l’existentialisme où l’Homme est considéré comme libre de donner un sens à sa vie en rejetant l’enfermement par des doctrines.
La Peste vient se ranger dans le « cycle de la révolte » de Camus, dans la continuité de l’absurde de son « cycle » précédent. Ainsi, l’être humain a conscience de son destin fatal, mais décide néanmoins de l’affronter à l’image des personnages de La Peste qui continuent de se battre contre la maladie malgré la mort constamment au-dessus d’eux.
Dans La Peste, l’auteur nous expose le quotidien des habitants de la ville d’Oran pendant la peste. Cette œuvre est souvent considérée comme une métaphore de l’occupation pendant la seconde guerre mondiale, mais peut être aussi lue comme une simple lutte entre le Bien et le Mal. Dans cette idée, nous retrouvons dans le roman une construction en cinq parties, comme dans une tragédie classique.
Dans l’extrait étudié, issu de la quatrième partie et donc de l’action, est racontée la mort d’un enfant atteint de la maladie, le fils du juge Othon. Rieux et ses alliés lui ont administré un sérum expérimental dans l’espoir de le sauver, mais malheureusement, l’agonie du malade n’est que plus terrible et plus longue. Au cours de ce texte, on peut lire l’évolution de la souffrance de l’enfant ainsi que l’impuissance des adultes. Nous pouvons nous demander quelle est la fonction de cette lente agonie d’un enfant. Dans ce but, nous étudierons comment est décrite la souffrance dans ce texte. Ensuite, Nous nous attacherons à la manière dont est créé un sentiment de révolte chez le lecteur.


Commençons donc à relever les marques de la souffrance dans l’extrait.
Tout d’abord, nous pouvons noter un champ lexical autour de la douleur et de la violence « déferla », « crier », « lutte », « griffes », « plainte » qui installe un cadre propice à la souffrance et à la mort. De plus, on peut observer la mise en place d’une ambiance sinistre à travers le cri de l’enfant : « monotone, discorde » sont des adjectifs qualifiant sa voix, mais qui pourrait aussi s’appliquer à une marche funèbre et lugubre.
D'autre part, le cri de l’enfant « un seul cri continu » qui traduit sa souffrance infinie grâce à l’adjectif « continu » pourrait peut-être être une métaphore du glas de la mort, annonçant ainsi la venue de la Mort. Cette douleur sans fin est d’autant plus accentuée par « n’arrêtait pas ». Plus l’agonie est longue, plus la souffrance est importante, ce qui vient créer une vive émotion chez le lecteur.
L’expression « ce cri de tous les âges » peut, si on considère « âges » dans le sens humain, les années, laisser penser que par la maladie, l’enfant est à la fois un enfant, un homme et un vieillard, car la douleur touche tout le monde et fait en quelque sorte « perdre son innocence » à l’enfant. Mais si on considère « âges » dans le sens large, c’est-à-dire les âges du temps, on peut penser que le cri et par là, la souffrance, est intemporel, existe depuis la nuit des temps ou que toute la douleur du monde depuis toujours est condensée dans cet enfant à l’agonie. Cette idée est renforcée par l’expression « semblait venir de tous les hommes à la fois » où la plainte de l’enfant devient comme collective, partagée par tous. D’ailleurs, les autres malades se mettent à crier avec lui.
De plus, on peut relever la formule « marrée de sanglots » qui, par le nom « marée » et le rapprochement entre les » sanglots » et les larmes, eau salée, vient comparer la douleur à la mer pendant une tempête : totalement incontrôlable, déchaînée et sans pitié. On peut d’ailleurs noter qu’au tout début de l’extrait, le verbe « calmer » semblait évoquer une sorte de calme trompeur : le calme avant la tempête.
La douleur de l’enfant se traduit par son attitude. En premier lieu, on peut lire que ses yeux sont « toujours fermés », signe de maladie. C’est comme s’il ne voulait ou ne pouvait plus voir le monde autour de lui tant ce qu’il ressent est violent. Il se ferme à l’extérieur, se renferme sur lui-même pour combattre, seul, la maladie ou se laisser emporter par elle. Dans un même temps, l’expression « plia les jambes, ramena ses cuisses près du ventre » décrit la position fœtale de l’enfant. On assiste à une tentative de retour vers la sécurité de la matrice féminine, vers la mère, promesse de réconfort. Nous pouvons également penser que ce retour vers la mère symbolise le renouvellement d’un cycle et ainsi, la fin de celui-ci. C’est une annonce de mort. Cette posture de l’enfant peut aussi représenter un recroquevillement sur soi et un combat interne contre le corps.
Ensuite, il est décrit comme « figé dans une argile grise ». L’enfant est immobile, « s’immobilisa », il est comme une statue, prisonnier de la maladie. Il ne peut plus bouger. Il ne peut plus combattre. D’autre part, la couleur « grise » est celle d’un cadavre et montre que l’enfant n’est plus qu’un cadavre vivant, immobile.
« Les mains, devenues comme des griffes labouraient » et « si peu humaine »  sont des phrases qui viennent déshumaniser l’enfant. Il est devenu une sorte d’animal avec des griffes. Mais les griffes peuvent aussi servir à décrire les mains, entièrement crispées sous la douleur.
Pendant son agonie, l’enfant n’est plus identifié du tout « la plainte anonyme », il n’est qu’une plainte, symbole de son calvaire afin de mettre en avant sa souffrance.
Nous pouvons relever une apogée de la souffrance à travers « précipita le rythme », « un vrai cri », « de plus en plus fort ». Après ce paroxysme de la douleur, on peut lire que le cri de l’enfant se calme « avait faibli », « faiblissait encore », « venait de s’arrêter », « muette ». La seule chose qui pouvait que l’enfant était encore en vie, son cri, n’est plus. Après une montée en crescendo dans la souffrance, on assiste à l’arrêt total du chant funeste. C’est la fin comme le souligne l’anaphore du verbe « achever » et la phrase « c’était fini ».
Cependant, les marques du supplice de l’enfant, encore visibles « la bouche ouverte », « couvertures en désordre », « reste de larmes », et sont présentes pour continuer encore l’horreur et provoquer de l’émotion chez le lecteur. On notera que la souffrance des témoins de cette scène demeure également à travers le « sourire crispé » de Castel.
La souffrance est évoquée par Camus à travers la lutte contre la peste d’un enfant, ses cris, ses attitudes. Cette douleur mise en relation avec un enfant permet de provoquer chez le lecteur une vive émotion, de la compassion et surtout de la pitié. Ainsi, il adhère mieux aux idées que l’auteur veut faire passer. Or, l’auteur attend que le lecteur se révolte contre cette injustice et la torture de cet enfant.


Nous allons donc maintenant nous pencher sur la manière dont Albert Camus crée un sentiment de révolte chez son lecteur.
Tout d’abord, l’utilisation d’un enfant pour une agonie aussi longue et cruelle se doit d’être révoltante. L’expression « cette bouche enfantine » permet d’insister encore sur la jeunesse du malade et, mis en opposition un peu plus loin avec « tous les âges », elle confère une forme d’universalité au personnage. Puis, « souillée par la maladie » est un terme fort et violent. On parle de souillure de l’âme lors d’un viol par exemple, comme si la peste avait violé cet enfant. Le lecteur se révolte contre cette abomination !
Ainsi torturé, l’enfant devient une figure de martyr, d’exemple pour le bien de l’âme des autres qui vont prendre pitié de lui. On retrouve un champ lexical de la sainteté et divinité « bénédiction », « Mon Dieu », « prière ».
D’autre part, l’enfant, si on sait qu’il est le fils du juge, n’est jamais désigné par son prénom. Ainsi anonyme, il peut devenir n’importe quel enfant et en particularité un enfant de l’entourage du lecteur car, on est toujours plus touché quand le malheur s’abat sur un proche.
Camus nous appelle à nous révolter à travers le comportement des personnages vis-à-vis de l’enfant. Rieux, Paneloux, Castel et Tarrou ne peuvent souffrir la vue de cet enfant à l’agonie. Ils se résignent petit à petit face à la mort. On dit de Tarrou qu’il « se détourna » : il ne peut plus supporter la scène, ne veut plus voir cette horreur et préfère oublier. Quand Camus dit de Castel qu’il « ferma le livre », on peut y voir la métaphore d’un conteur qui lit une histoire à un enfant et le ferme quand il dort sachant qu’ici, le sommeil signifie la mort, ou bien à travers le symbole d’une histoire qui se termine, la fin de la vie. Paneloux, le religieux, se laisse « glisser à genoux ». Il se prosterne devant cet enfant martyr qui, par sa souffrance est un juste et un innocent. Totalement impuissant, il se résigne et se soumet face à cette mort injuste. Lui-même souffre de cette situation, on le sent dans sa voix « un peu étouffée » et il se met à prier « Mon Dieu, sauvez cet enfant ». Quand le désespoir s’empare de l’homme, il s’en remet à la dernière chose qu’il lui reste, sa foi. Mais l’expression « couvrant la prière » un peu plus loin dans le récit, nous montre que Dieu n’entendra pas, ne fera rien et laissera cet enfant souffrir, et mourir. Mais, même si l’enfant meurt, Paneloux effectue les « gestes de bénédictions ». C’est la seule chose qu’il peut encore faire pour se pardonner son impuissance face au Mal. Rieux est différent. Au départ, on nous dit qu’il « serrait les dents », signe de stress et d’impuissance qu’il ne supporte pas. Puis il est « accroché à la barre de lit », comme s’il allait tomber, se soumettre pour finalement abdiquer quand il « ferma les yeux ». Malgré cela, il ne se lamente pas et se révolte et, avec lui, le lecteur. Il ne supporte plus sa situation de médecin désarmé devant la peste comme le montre « ivre de fatigue et  de dégoût ». Il est en colère  « un pas si précipité », « un tel air », emplit de haine contre Paneloux et Dieu et emporté par sa passion, il a perdu la raison comme le révèle « mouvement emporté », « avec violence », « Ah ! ». La phrase « il se détourna » pourrait être interprétée comme une métaphore de détournement de Dieu, comme s’il ne croyait plus après le calvaire de cet enfant « innocent ». Il se révolte contre ce monde injuste et cruel.

Nous pouvons conclure que dans ce texte Camus nous appelle à nous révolter, à travers les émotions que provoque la souffrance de l’enfant à l’agonie. La pitié et la compassion pour le malade, qui devient un martyr, doit nous aider à effectuer la purge intérieure, la catharsis. De plus, le lecteur est impuissant face à cette douleur, comme les personnages. Ainsi, comme Rieux, le lecteur se révolte contre ce Dieu qui n’entend jamais et laisse se tordre de douleur des enfants.